mardi 20 janvier 2009

Frimas

Grand-mère emplissait la baignoire de braises incandescentes, la glissait entre les draps entr'ouverts de nos deux lits jumeaux. Nous nous déshabillions en hâte, enfilions une longue chemise de toile souple et des chaussettes courtes de laine tricotée, puis allongions nos corps d'enfants entre les draps tendus sous les édredons rouges gonflés de fins duvets. -Ne remuez pas trop, gardez bien la chaleur du bois sec embrasé. Nous étirions nos jambes dans les régions les plus fraîches, le sang passait sans heurts, les coeurs battaient moins forts. Une douce torpeur alanguissait nos êtres et nos paupières lourdes s'abaissaient pour la nuit. Grand-mère posait sur nos deux joues de longs baisers de fée puis à pas silencieux gagnait la chambre claire. Le matin s'invitait par l'oeil des volets clos, plongeait dans un ravissement douillet notre réveil surpris. Des fleurs de givre ornaient les carreaux des fenêtres et des grains de froidure piquaient les vieux murs gris. Dehors la bise sifflait les valses du grand nord et le neige fine poudrait le paysage glacé. Nous courions comme des fous à la cuisine chaude où le fourneau ronflait pour toute la maison. Grand-mère nous serrait fort sur sa poitrine offerte en nous baisant les front, les yeux, le nez, le cou. Ces instants là jamais je ne pourrai les dire tellement ils étaient beaux. -Etes-vous bien chez moi mes jésus, je vous garde trois jours encore, bien courts, et puis vous partirez, vous m'écrirez souvent. Elle nous servait du lait bouillant, nous tartinait du miel et sa gelée de coing. Je sais depuis que la chaleur est toute enfouie en nous comme au coeur de la terre, que le pain, la tendresse et la douceur des mots, comme braises attisées chassent la faim, la peur, et qu'il n'est ici-bas d'époque ni de lieu d'où l'on ne puisse écarter la misère et la mort.

Armand Mante

5 commentaires:

C.P.C.G.B a dit…

Superbe, un brin de nostalgie, une note d'espoir, et des mots ciselés comme des bijoux.
Magnifique texte.
Roland

Elisabeth a dit…

Merci pour ce récit d'une extrême poésie. Cette magnifique sensibilité nous fait renaître dans tous les doux oreillers de l'enfance. Ah, qu'il faisait bon en ce temps-là ! Un petit joyau d'écriture....
Elisabeth (B)

marie-ange a dit…

cette évocation poétique et sensuelle du monde de l'enfance nous touche profondément dans ce qu'elle recèle d'universel et d'unique à l'être humain. merci pour ce moment de tendresse vraie
marie-ange

Anonyme a dit…

Un texte emprunt d'une douce nostalgie qui me ramène bien des années en arrière...
Merci de ce partage.
Clo

Elisabeth Deshayes a dit…

chez nous, on appelait ça une "bassinoire" ou un "moine" merci pour ce rappel d'un cérémonial qui m'a laissé de bien doux souvenirs, au même titre que les édredons rouges ! (mon frère et moi nous nous déhabillions dans le lit, carrément !)